Liberation explique la réalité de la fabrication des vêtements en Inde par de toutes jeunes filles et avec l’évidente complicité des grands donneurs d’ordre.
«Ici, les filles sont heureuses.» C’est ainsi que reçoit A. Sekar, l’un des dirigeants de KPR. KPR ? Un atelier de la misère, un sweatshop ? Pas officiellement. La preuve, ce jour-là, l’équipe dirigeante nous reçoit avec faste - bouquet de fleurs, haie d’honneur - dans la plus grosse de ses cinq usines. A Arasur, aux abords de la «ville textile» de Coimbatore. Ici, 5 000 personnes sont employées. 90% sont des femmes. Jeunes, très jeunes. Heureuses ? Dina (1) est arrivée dans le monde des petites mains de la confection à 14 ans. Pour un peu plus de 50 roupies par jour, moins de 1 euro. Pendant trois ans, à force d’inhaler des fibres, elles se sont agglomérées dans son organisme. «On m’a retiré une boule de coton de l’estomac», désigne-t-elle, incertaine. Elle n’est pas la seule victime de conditions de travail indécentes (lire page 4) mais elle a eu la chance d’être opérée. Dina, une ouvrière parmi les 250 000 qui officient dans le textile au Tamil Nadu (sud de l’Inde), a travaillé pour KPR. L’entreprise est sous-traitante pour de grandes marques occidentales : Carrefour, Pimkie, Les 3 Suisses, Décathlon, Kiabi (groupe Auchan). Mais aussi Tesco, Walmart, Marks&Spencer. Récemment, trois nouveaux groupes d’importance - Gap, C&A et H&M - lui ont passé des précommandes . KPR double sa capacité de production tous les deux ou trois ans. Et ne se dédie qu’à l’export.
Le Tamil Nadu est l’un des plus gros pôles de l’industrie textile en Inde. Des hôtels chics y accueillent des businessmen venus du Nord du globe. Ils dînent dans des lieux au nom de «Tee-shirt» ou «Polo». Sur les routes goudronnées, d’immenses murs de pierres, parfois ornés de barbelés, dissimulent quelque 7 000 usines. C’est très fier de lui et de son business que P. Nataraj, le numéro 2 du groupe, brandit un polo rouge H&M: «Regardez, ce sont les premiers sortis des lignes !» Le coton brut entre dans les hangars de KPR pour en ressortir transformé en tee-shirts, sweat-shirts, sous-vêtements…
Promesses de dot. Les ouvrières, elles, ne ressortent pas. C’est le système «Sumangali» : 60 000 jeunes femmes en seraient victimes dans le seul Tamil Nadu. Sumangali signifie femme mariée, en hindi. Il y a dix ans, les industriels textiles ont eu cette idée de génie : proposer aux filles issues de zones rurales déshéritées et majoritairement illettrées de venir trimer pour eux. Pas indéfiniment. «Juste» trois ans. Avec la promesse de recevoir à la sortie entre 30 000 et 50 000 roupies (de 500 à 800 euros). De quoi payer leur dot, malgré l’interdiction de cette pratique il y a plus de cinquante ans. A. Sekar justifie cela ainsi :«Avant, ces filles se levaient à 5 heures du matin pour aller chercher du bois. Leur père alcoolique les tapait. Ici, le PDG est comme un père.» Un père qui n’aimerait que les filles. «Elles sont plus disciplinées que les garçons, explique-t-il très sérieusement. Elles ne fument pas, démissionnent moins. Les hommes veulent toujours plus, ils sont attirés par les salaires, ils préfèrent sortir. Ils sont soumis à des influences politiques.»
Enfermées dans l’usine. A KPR, il n’y a pas de syndicats. «100% des filles vivent dans nos foyers, les syndicats ne peuvent pas les contacter, jure le manager. Sans ça, on ne peut pas réussir dans l’industrie.» La moitié des ouvrières du textile sont logées par leur employeur. Au prix d’un enfermement contraint. Les filles peuvent rendre visite à leur famille huit jours tous les six mois. Uniquement lors de festivals religieux. KPR chapeaute aussi une «sortie touristique» mensuelle. Le reste du temps, impossible de quitter leur usine prison. «Si une fille veut rentrer chez elle parce que ses parents sont malades, par exemple, on les appelle pour vérifier, explique A. Sekar. Si ce n’est pas vrai, on ne la laisse pas partir.»
Le site de KPR tient du labyrinthe. On y emprunte des coursives, on croise des surveillantes, on remarque des barreaux aux fenêtres et on surprend des regards. Ce sont les chambres. KPR n’a pas prévu de les montrer. «Elles sont fermées en journée, les filles travaillent», dit un manager. On insiste. Dans l’une d’elle, une fille s’empresse de finir de lustrer le sol. Le carrelage brille. La pièce est vide. Ni chaise, ni table. Des petits casiers tapissent un pan de mur. Des paillasses sont empilées. Les filles dorment à même le sol. A douze, dans 10 mètres carrés.
Dans les ateliers, des centaines de visages aux traits juvéniles. Les ouvrières sourient. Cachent leur visage dans leurs mains. Saluent dans un anglais balbutiant, avant de pouffer. «Nous les recrutons à 18 ans dans des familles très pauvres des zones rurales», jure A. Sekar. 18 ans ? Ranjini et Gayathri, qui s’affairent à ranger des rouleaux de tissu, glissent avoir 16 ans. Sur leur badge, leur date d’arrivée. Il y a un an et demi pour Ranjini, trois mois pour Gyathri. Dans le grand atelier de couture, une ouvrière contrôle la qualité de tee-shirts Waïkiki. Elle est arrivée il y a deux mois. Elle a 17 ans.
La majorité des filles recrutées dans le textile ont entre 14 et 18 ans, assure une ONG indienne, qui lutte contre le Sumangali. Parfois moins. Le travail des enfants est proscrit en dessous de 14 ans. Depuis le début de l’année, les autorités locales ont pourtant recueilli 56 enfants. La partie émergée de l’iceberg. Pure fiction, se défend KPR. «Nous ne faisons jamais faire d’heures supplémentaires au-delà des huit heures quotidiennes», martèle aussi la firme. Dina confie pourtant «avoir dû travailler douze heures deux jours de la semaine», pour rattraper son repos dominical.
Réseau de recruteurs. Pour appâter ses clients, KPR se targue d’avoir une masse salariale très faible, qui pèse 7% du chiffre d’affaires, contre 11 à 12% chez ses concurrents. «Les ouvrières ne restent que trois ans, justifie A. Sekar. Donc les salaires ne sont pas très élevés.» Mieux, ajoute-t-il, «les jeunes filles affichent une productivité de 95%. C’est 20% de plus que dans une usine avec des gens de 45 ou 50 ans». Officiellement, KPR rémunère ses ouvrières 2,90 euros par jour (175 roupies), un peu plus que le minimum légal. Mais une étude à paraître diligentée par des ONG indo-européennes (2) assure que le paiement du salaire minimum n’est même pas respecté. Pis, KPR reprend vite d’une main le peu qu’elle donne de l’autre. Pour la nourriture. Pour les uniformes.
Et rogne sur l’hygiène et la sécurité. Malgré les machines-outils assourdissantes, les filles portent rarement des bouchons d’oreille. Malgré les particules de coton qui flottent dans l’air surchauffé, elles laissent autour de leur cou le tissu censé leur servir de masque. Anémie, asthme, retards de puberté… «Toutes les filles ont des infections urinaires, des problèmes de constipation et des règles irrégulières», dit R.Gayathri, de l’université de Bharathidasane. Dans l’unique infirmerie, quatre lits et un pèse-personne : l’usine emploie un médecin et deux infirmières, pour 5 000 salariés. Beaucoup d’ouvrières, épuisées ou malades, ne tiennent pas trois ans. Et tirent un trait sur la cagnotte promise.
KPR ne fournit pas de contrat à ses employées mais il vend du rêve dans ses brochures. Un modèle «unique», dit P. Nataraj. Où des salariées choyées bénéficieraient de salle de fêtes, de cours de yoga, de scolarisation… «40% du personnel participent aux activités optionnelles», vante P. Nataraj. Avec seulement vingt ordinateurs pour les cours d’informatique ? Ou une piscine pour des filles qui ne savent pas nager ? L’hindouisme, en revanche, n’est pas négociable. Avant chaque prise de poste, 1 500 filles s’alignent pour la prière.
P.Nataraj l’assure : il n’a pas besoin de recruter, tant les candidates affluent. En réalité, tout un réseau de «brokers» sillonne les villages de la région. Payés à la commission: 30 euros par fille embrigadée. Les ouvrières se font abuser, mais les clients de KPR (lire page 3), eux, sont au courant. Ils visitent l’usine au moins deux fois par an, voient les conditions de travail déplorables et constatent les violations des droits humains. Pourtant, P. Nataraj les juge autrement : «Ils sont très stricts.»
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