A lire dans le Figaro :
La nouvelle est tombée dans les journaux du matin : les États-Unis ont enfin décidé de s’équiper en trains à grande vitesse. L’État de Californie, en la personne de son gouverneur, a donc tout naturellement lancé un appel d’offre pour la construction de ce réseau. Aubaine pour Alstom, et pour ce fleuron de la technologie française qu’est le TGV. On s’apprêtait à sabrer le champagne. Pensez donc ! Après tant d’années à lorgner sur ce fabuleux marché américain, totalement sous équipé. Et soudain, la désillusion : Arnold Schwartzenegger fait savoir qu’il «invite» les investisseurs chinois à se lancer dans la concurrence et à proposer leur propre technologie. Adieu, veaux, vaches, cochons et couvée… Pérette s’est fait piquer son pot au lait par des asiates.
Encore faut-il préciser que cette technologie chinoise, qui intéresse tant un gouverneur américain dont l’Etat vit déjà largement au crédit de l’Empire du Milieu – celui-ci pouvant en échange inonder le ménage américain surendetté de produits absolument indispensables et symboles du célèbre Way of Life envié du monde entier – cette technologie, donc, n’a strictement rien de chinois, puisqu’elle est française et allemande. En 2003, la Chine a choisi, pour créer son propre réseau à grande vitesse, de faire appel à Siemens et Alstom, et de payer, pour 9 milliards d’euros, un transfert de technologie. Autrement dit, les entreprises européennes ont fourni gentiment à des Chinois – dont on sait qu’ils sont si peu offensifs en matière commerciale, et si respectueux de la propriété intellectuelle et technologique – tout ce qu’il fallait pour qu’ils gagnent dix ou quinze ans dans la grande course à la modernité. En échange, bien sûr, d’un doigt de pied dans la porte de ce marché formidable. Logiquement, la porte vient de se refermer violemment sur le doigt de pied. Airbus, qui a suivi la même politique, tremble pour ses orteils.
Nous n’avions pas le choix, protesteront les grands défenseurs du monde tel qu’il va. Fermez le ban. Alors, disons-le clairement : cela s’appelle du chantage, et nous l’avons accepté au nom de la balance commerciale, et des emplois qui sont derrière. Soit. Qui a déjà vu ces Mercedes chinoises, semblables au boulon près à leur modèle allemand, n’était le logo, conviendra simplement que tout étonnement, et toute déploration a posteriori, seraient pour le moins indécents.
Mais la seule question qui vaille aujourd’hui est celle de la viabilité de ce modèle, et notamment de cette stratégie baptisée par le Conseil européen, réuni à Lisbonne en mars 2000, «société de la connaissance». La société de la connaissance, pour résumer brièvement l’objectif de ses concepteurs, est cette société où règne une croissance économique fondée sur l’innovation et la forte valeur ajoutée produite par des emplois ultra qualifiés. Pour atteindre ce nirvana, les pays européens se sont fixé comme horizon (ce fut inscrit dans la loi d’orientation sur l’école de 2005) de dépasser les 50% de diplômés du supérieur. L’idée est simple : nos emplois industriels non qualifiés ont disparu, sous les assauts d’une concurrence internationale menée par des pays sans la moindre protection sociale, dont la main d’œuvre est corvéable à merci, mais nos jeunes, hautement éduqués, pourront se diriger vers des emplois mieux rémunérés, tournés vers l’innovation et nécessitant créativité et capacité d’adaptation.
Tout le monde se souvient de ce mois de janvier 2005, date de l’abolition des quotas de textile chinois fixés par l’Europe pour limiter leur intrusion sur le vieux continent. Alors qu’agonisaient les dernières entreprises de textile européen, les chantres de la société de la connaissance avaient expliqué aux futurs chômeurs que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, puisqu’en échange de tous ces T-shirts bas de gamme qui allaient envahir les hyper-marchés et enrichir la grande distribution, nous allions vendre des Airbus aux Chinois, et que nous serions largement gagnants.
Mais il y a pire que ce donnant-donnant où ceux qui perdent – les ouvriers non qualifiés qui ont peu de chance de se reconvertir immédiatement dans l’ingénierie aéronautique – doivent garder le sourire et voter pour la concurrence libre et non faussée (ce qu’ils ne firent pas le 29 mai suivant, mais l’incident fut vite effacé). Car cette idéologie de la société de la connaissance repose sur une erreur et une forfaiture. L’erreur consiste, en France et en Europe, à pousser massivement la jeunesse vers des études longues pour qu’elle vise des emplois de haut niveau. Or les PME qui font le tissu économique de la France, soumises à la concurrence «non faussée» de pays à faibles charges sociales, n’ont pas les finances pour remplacer tous leurs anciens employés titulaires d’un CAP par des titulaires d’un bac pro, ou même d’un bac+2. D’autant, et voilà la forfaiture, que ces bac+2 n’ont parfois pas le niveau qu’avaient les anciens CAP.
L’école, qui a voulu à toute force (et grâce à des pédagogues souvent issus de la gauche) répondre aux exigences d’un marché du travail qui demandait des salariés «adaptables», débarrassés des vieux savoirs inutiles mais capables d’«apprendre à apprendre», a mené à l’âge adulte des masses de jeunes privés de ce savoir global que constituaient les humanités classiques et souvent incapables de mener un raisonnement scientifique ou une argumentation. Les mathématiciens français en savent quelque chose, eux qui alertent depuis des années sur notre incapacité à former désormais des scientifiques de haut niveau.
Des jeunes qui arrivent au bac sans la maîtrise de la langue ni la capacité à développer un véritable esprit scientifique, et qui rêvent de percer dans la communication, le cinéma ou les médias, ont peu de chances face aux cohortes d’ingénieurs indiens et chinois bien décidés à conquérir le monde. Et ces jeunes à qui l’on aura vendu des diplômes démonétisés vivront comme une trahison leur reclassement dans des emplois largement en dessous de ce promettait leur CV. Quant aux emplois de proximité, métiers de bouche, artisanat, ils continueront de péricliter, faute de candidats (pendant que les grandes entreprises de la restauration et du bâtiment exploitent des immigrés clandestins, pour éviter d’embaucher dans des branches où les salaires sont plutôt élevés). Y a-t-il quelque chose de plus grave que de priver la jeunesse de son avenir ? Les films catastrophes du gouverneur de Californie ne sont finalement pas plus sombres que son TGV Chinois.
Par Natacha Polony le 14 septembre 2010 11h16
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