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vendredi 6 août 2010

Cadres au travail : se soumettre ou se démettre

Article original de pourseformer.fr

La crise aurait-elle anéanti la capacité des cadres à se rebeller ? Rien n’est moins sûr. Si les conflits ouverts avec la hiérarchie se font de plus en plus rares, la contestation revêt de nouvelles formes : désengagement, désobéissance, refus de promotion voire démission… Ces sursauts spontanés de ceux qui refusent de se soumettre prennent souvent DRH et directions de court.

En septembre 2008, la faillite de la banque d’affaires Lehmann Brothers plongeait le monde dans la crise économique. Au même moment, David Courpasson et Jean-Claude Thoenig publiaient leur ouvrage Quand les cadres se rebellent (1), mettant en évidence un phénomène qui selon eux ne cessait de prendre de l’ampleur. Deux ans plus tard, le premier événement semble avoir pris le pas sur le second. « La crise a modifié la donne », met en avant Maurice Thévenet, professeur en Ressources humaines à l’Essec et au Cnam. Hier encore décidés à s’élever contre toutes les décisions considérées comme injustes ou contre-productives, les cadres ont dans leur grande majorité déposé les armes. « Ils sont inquiets et ne sont plus prêts à prendre des risques. Nombreux sont ceux qui pensent avant tout à leur situation professionnelle. La crainte de perdre leur emploi les conduit davantage à faire le dos rond en attendant des jours meilleurs. Ils s’efforcent d’être le plus lisse possible pour ne pas donner prise à leurs managers », remarque l’enseignant qui est en train de réaliser une étude sur le sujet dont les conclusions seront rendues d’ici un an.

« Si les cadres rongent aujourd’hui leurs freins, la révolte n’a pas disparu pour autant, tempère Françoise Dany, enseignante à l’EM Lyon qui avec un groupe de chercheurs continue d’analyser les mouvements de rébellion dans les entreprises, grâce notamment aux témoignages anonymes déposés sur un site dédié lancé par l’équipe ‘’ je resiste.com ‘’. La contestation prend cependant de nouvelles formes. » Et l’enseignante de mettre en avant la multiplication des cas de désengagement, les refus de prises de responsabilité, les démissions ou encore les départs négociés, autant de preuves qui, selon elle, portent les marques d’un malaise croissant au sein des entreprises.

Droit de penser. Anne*, jeune diplômée d’une école de commerce, a ainsi choisi la solution la plus radicale : après huit mois dans une enseigne de la grande distribution, elle a claqué la porte, préférant pointer à Pôle emploi que passer sous les fourches caudines de son employeur. Son principal grief : l’entreprise refuserait à ses managers « le droit de penser », les obligeant à accompagner des décisions prises sans aucune concertation… « Le phénomène est beaucoup plus important qu’on ne le pense », note Marie-Françoise Leflon, secrétaire générale à l’emploi à la CFE-CGC. Notamment dans le secteur privé où les marges de manœuvre sont étroites. « Désobéir c’est s’exposer à un licenciement. Mais à force de ne pas régir, les cadres craquent et finissent par démissionner », poursuit la syndicaliste. Dans le public, les salariés ont davantage la possibilité de s’opposer aux décisions, encourant dans le pire des cas une mutation, dans un autre service.

Placard. Les actes de désobéissance peuvent également conduire à la mise au placard. La cinquantaine, Pierre* en a fait l’expérience. Ayant développé une expertise reconnue, ce manager était en charge d’un service dédié au développement de nouveaux services informatiques dans un grand groupe spécialisé dans ce domaine. « Il y a trois ans, pour faire des économies, la société m’a annoncé sa volonté de délocaliser cette activité en République tchèque. Je savais que les salariés de cette filiale n’avaient pas les compétences requises pour effectuer ses missions », raconte-t-il. Il en informe ses supérieurs qui ne veulent rien entendre. Pendant plusieurs mois, Pierre fait traîner le dossier. Jusqu’au jour où celui-ci lui est retiré… Le contestataire est alors mis au placard. « J’occupais un poste d’opérateur sans aucun lien avec mes compétences », se souvient-il. Une impasse dont il ne sort pas, malgré l’échec six mois plus tard du processus de délocalisation conduit par un de ces collègues… Ce nouveau poste laisse toutefois à Pierre du temps libre pour s’investir au sein du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) de la société. Une mission qui n’arrange pas la situation de l’intéressé, plus que jamais sur la touche. Aussi, sans perspectives de carrière intéressante, Pierre n’hésite pas, il y a un an, à négocier son départ dans le cadre des nouvelles possibilités offertes par la rupture conventionnelle. « Je n’ai pas été le seul dans ce cas : plus de 70 salariés se sont manifestés au même moment. Ce phénomène a conduit l’Inspection du travail à renforcer sa surveillance sur l’entreprise. »  Et même s’il est aujourd’hui demandeur d’emploi, ce cadre ne regrette en rien sa décision.

Crispations au sommet. « De plus en plus de cadres profitent également des plans sociaux pour quitter leur employeur dans les meilleures conditions possibles », remarque Jérôme Barrand, enseignant à Grenoble école de management qui pointe le nombre croissant de cadres en porte à faux par rapport aux décisions stratégiques à court terme de leur hiérarchie. « Les cadres sont pris en tenaille entre les directions et les managers de terrain. À la base, les salariés souhaitent que les choses changent et sont prêts à réfléchir à la meilleure façon de faire face aux changements. Mais au sommet, tout est en train de se crisper », ajoute-il, citant un exemple récent. Contacté par la filiale française d’un grand groupe international, l’enseignant qui effectue également des missions de conseil, a mis en place, à la demande de son client, un programme visant à impliquer davantage les managers intermédiaires dans les prises de décision. Davantage motivés, ils ont mis les bouchés doubles pour atteindre les résultats demandés. Mais loin d’être récompensé pour ses efforts, le responsable de cette filiale a été convoqué par le comité de direction. « Il lui a notamment reproché d’avoir investi dans la formation de ses salariés au lieu de maîtriser les coûts sans voir que c’est grâce à cette formation que les salariés ont atteint leurs objectifs », soupire l’enseignant.

Philosophie. Révolté contre ces méthodes de management « qui ne s’intéressent qu’à la seule maximisation des profits », Thomas, 37 ans, DRH du site grenoblois d’une société appartenant à un grand groupe international spécialisé dans les matières premières a pour sa part refusé d’envisager de poursuivre sa carrière au sein du groupe à la fin de l’année quand il aura terminé sa mission actuelle : la fermeture de l’entité qu’il avait largement contribué à développer. « En quelques années, nous étions passés de 35 à 105 salariés. Les affaires marchaient bien, mais confronté à la crise économique, le groupe a décidé de réduire la voilure et de rationaliser ses activités. Notre site grenoblois sera rayé de la carte. Notre faute : être plus chers que les salariés polonais qui doivent récupérer notre activité », mentionne-t-il. En désaccord avec la philosophie de la direction du Groupe qui n’a pas su tenir compte des résultats obtenus mais s’est basée sur des seuls critères financiers à court terme pour prendre sa décision, Thomas décide toutefois de préparer la fermeture et de se licencier quand le travail sera terminé à la fin de l’année. « Je ne me voyais pas abandonner tous les salariés que j’avais moi-même recrutés. Nous nous sommes démenés pour trouver des solutions pour chacun d’entre eux : reclassement au sein d’autres entités du groupe, départs dans les meilleures conditions possibles… Seuls 6 salariés n’ont pas encore de solutions », souligne-t-il pour expliquer sa participation à cette mission difficile qu’il désapprouve pourtant. « J’espère ne plus jamais revivre cette situation », ajoute-t-il, déjà tourné vers le futur. Le DRH n’entend pas faire acte de candidature dans d’autres grandes entreprises préférant devenir consultant indépendant et faire profiter les PME de ses compétences. « Les méthodes de management n’y sont pas les mêmes que dans les grands groupes », affirme-t-il refusant pas avance de devoir affronter de nouvelles désillusions… Si pour paraphraser La Boétie, « une partie de la population se met au service de la tyrannie par cupidité ou désir d’honneurs », une autre partie préfère cultiver son esprit de résistance tout en acceptant d’en tirer les conséquences…

* Le prénom a été modifié.

(1) David Courpasson et Jean-Claude Thoenig, Quand les cadres se rebelles, Vuibert, Septembre 2008.

Laurence Estival

Juillet 2010

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