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Par PIERRE-YVES GEOFFARD professeur à l'Ecole d'Economie de Paris, directeur d'études à l'EHESS.
Quel gâchis ! La nécessité de réformer le système de retraites est reconnue par tous; le principe général d’une augmentation des durées de cotisation n’est contesté par personne. Pourtant le gouvernement tente d’imposer, en s’appuyant sur une confortable majorité parlementaire qui n’avait d’ailleurs pas été élue sur un tel programme, une réforme fortement impopulaire. L’enjeu n’a maintenant plus rien à voir avec les conditions de vie des travailleurs âgés ni les solidarités entre générations.
Pour le Président, il s’agit de faire plier les syndicats, les grévistes, et les manifestants, et de montrer que la fermeté radicale permet de s’attaquer à ce marqueur historique de la gauche que constitue, ou constituait, «les 60 ans». En face, on le voit aussi de plus en plus : au-delà de la légitime contestation d’une réforme profondément inégalitaire, il s’agit de faire reculer le gouvernement et d’ainsi l’affaiblir, tant la coupe est pleine du dégoût de mesures nauséabondes, qu’il s’agisse de la politique sécuritaire, du droit des étrangers, de la remise en cause des principes fondateurs de la citoyenneté française ou de la politique fiscale clientéliste, irresponsable pour les finances publiques.
L’avenir des retraites, pourtant, mérite bien mieux qu’un tel blocage : s’il est un sujet pour lequel la recherche d’un consensus doit guider toute réforme, c’est bien celui des retraites par répartition. La méthode avait d’ailleurs montré son efficacité : commencer par construire un diagnostic partagé par les représentants des travailleurs comme des employeurs, à partir d’un travail profond d’analyse statistique. Les travaux du Conseil d’orientation des retraites (COR) ont ainsi permis d’asseoir les réflexions sur une réalité la plus objective possible. Il est clair aux yeux de tous que la baisse de la mortalité aux âges élevés, excellente nouvelle car elle laisse entrevoir à chacun une vie plus longue et en meilleure santé, nécessite d’augmenter, en moyenne, les durées de cotisation des travailleurs actuels et futurs.
Mais l’exigence de justice sociale ne s’arrête pas à la solidarité entre générations. Et c’est bien sûr la répartition de l’effort entre les travailleurs d’une même génération que s’affrontent les uns et les autres. Problème : c’est justement sur cette question que l’appareil statistique trouve également ses limites. Pour chacun, le droit à la retraite constitue une composante essentielle du patrimoine. Pour celui qui est locataire de son logement, qui n’a pas d’épargne financière et qui ne connaît les stock-options que de nom, le droit à la retraite est le seul capital. Réformer le système de retraites, c’est donc modifier la manière dont ce capital est distribué entre les uns et les autres.
Or, ce capital est complexe à évaluer, au niveau individuel comme au niveau collectif. Tout d’abord, le droit à une retraite de 1 000 euros par mois a une valeur bien différente selon le nombre d’années dont le retraité peut espérer percevoir ce revenu; et les différences d’espérance de vie au moment de la retraite sont considérables, et bien mal traduites par la notion ambiguë de pénibilité du travail.
Surtout, avoir une vision complète des inégalités de situation au moment du départ à la retraite nécessiterait une connaissance fine de la répartition des patrimoines dans leur ensemble : épargne financière, immobilier et… droits à la retraite.
Mais la carence des dispositifs statistiques interdit de poser un diagnostic partagé, sur lequel doit s’appuyer une réforme juste, consensuelle, et pérenne. Certes, il est clair qu’augmenter le nombre de trimestres de cotisations pèserait de façon plus uniforme sur l’ensemble des travailleurs, alors que reculer l’âge de 60 ans auquel s’ouvrent les droits frappe bien plus durement les moins qualifiés, qui ont commencé à travailler plus tôt. Mais ces effets redistributifs sont impossibles à quantifier précisément. De la même manière que le décompte des manifestants, l’absence de mesure fiable ouvre la voie à des surenchères idéologiques de part et d’autre et pénalise toute éventuelle négociation.
Demain mercredi se tient pour la première fois, à l’initiative de l’ONU, la «journée mondiale des statistiques». L’ONU veut ainsi rappeler l’importance de développer la connaissance, et de renforcer la confiance, dans les statistiques publiques. Alors que de nombreux pays se sont fortement impliqués dans cette journée mondiale, on est frappé par l’indigence de la participation de la France : le risque y serait-il trop grand, avant de chercher à réformer la protection sociale, de mieux mesurer les inégalités ?
Pierre-Yves Geoffard est professeur à l’Ecole d’économie de Paris et directeur d’études à l’EHESS.
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