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lundi 1 novembre 2010

Retarder l’âge de départ à la retraite, c’est bon pour l’emploi des jeunes ?

A lire dans Alternatives Economiques:

C’est la dernière trouvaille de certains commentateurs, hommes politiques et économistes. Probablement des gens qui ont terriblement envie de conserver le plus longtemps possible leur pouvoir, leurs revenus très élevés, leurs sièges à l’Assemblée, leur influence médiatique, et qui cherchent ce qu’ils pourraient bien raconter aux jeunes pour qu’ils retournent à leurs études, à leur chômage ou à leur galère.

Les jeunes (et beaucoup d’autres) ont pourtant un argument simple et sain : les emplois qui ne sont pas libérés par ceux qui sont contraints (ou, pour une minorité souvent privilégiée, qui revendiquent) de rester plus longtemps ne profitent pas aux autres, jeunes, ou chômeurs, ou les deux. Si j’étais resté cinq ans de plus dans mon emploi universitaire, ce qui était possible, mon poste ne serait pas revenu à un plus jeune, libérant lui-même son poste pour un autre encore plus jeune, sans emploi, qui a été recruté dans l’année. Et, tant que l’emploi est globalement « rationné », cette substitution vaut partout, pas seulement dans la fonction publique.

Les avocats de la prolongation de la vie active ont alors un PREMIER ARGUMENT. Ils disent : c’est plus compliqué que cela à moyen et long terme, parce que l’allongement de la vie active est bon pour la croissance, laquelle crée des emplois POUR TOUS. Tel est, selon l’oracle Attali, le pouvoir magique de la déesse Croissance.

Depuis les réformes successives qui poussent les gens à bosser plus longtemps, avez-vous vu le chômage des jeunes régresser ? Non, il a nettement augmenté (15 % en 1990, 23 % en 2010). Ces réformes ont-elles boosté la croissance et le pouvoir d’achat comme on nous le promettait ? Non, elles ont eu pour principal effet (mais c’était leur objectif inavoué) de réduire les revenus des retraités. La quête éperdue de la croissance est-elle la grande voie de réduction du chômage ? Nos élites l’affirment, mais les faits les démentent. Il serait temps d’admettre que le « logiciel » croissanciste est aussi épuisé qu’il épuise les travailleurs et la nature.

COMPARAISON N’EST PAS RAISON

Mais l’argument « massue » de ceux qui veulent retarder l’âge de départ à la retraite « dans l’intérêt des jeunes » est le suivant : ce sont les pays où le taux d’emploi des seniors (55-64 ans) est le plus élevé qui ont aussi (en gros) les plus hauts taux d’emploi des jeunes (15-24 ans). Cet argument nous est servi dans Le Monde du 21 octobre par Patrick Artus, économiste en chef de Natixis.

Il est vrai que nombre de pays (pas tous) ont de meilleurs taux d’emploi que nous pour les 15-24 ans et pour les 55-64 ans. Mais on ne peut strictement rien en déduire sur la question posée : est-ce qu’en France le recul de l’âge de la retraite serait favorable à terme à l’emploi des jeunes QUI EN CHERCHENT ? Voici pourquoi.

Première raison : si l’on va chercher les chiffres, la corrélation est peu significative, en tout cas au sein du groupe des 27 pays de l’UE. On peut obtenir ces données sur le site de l’Insee. Voici (ci-dessous) le graphique qui en résulte. Il n’est nul besoin d’être statisticien pour voir que le « nuage de points » est très loin d’être organisé autour d’une » droite de tendance ». On parle dans ce cas de corrélation faible. Certes, dans « Le Monde », Artus évoque une corrélation « pour 33 pays de l’OCDE » et non pour les 27 de l’UE. Mais est-il opportun de remplacer ici, pour les besoins de la cause, les comparaisons au sein de l’Europe par celles qui font intervenir notamment les Etats-Unis, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, pays qui relèvent du très inégalitaire modèle anglo-saxon ? Et d’autre part, même si la corrélation est plus significative au sein des pays de l’OCDE, ce qui est probable, cela ne modifie en rien ce qui suit : cette corrélation est fallacieuse. C’est ma principale objection.
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CORRÉLATION FALLACIEUSE

Si corrélation il y a, elle ne peut pas nous servir pour réfléchir à la question posée. En effet, transformer une corrélation (il y a plus d’emplois pour les jeunes dans des pays où plus de vieux sont encore au travail) en causalité (c’est PARCE QUE l’âge de la retraite est plus élevé qu’il y a plus d’emplois pour les jeunes) est ici une énorme erreur de raisonnement.

Qu’est-ce qu’une corrélation fallacieuse ? Voici celle qu’on présente souvent aux étudiants débutants. Les chiffres montrent que, en cas d’incendie, plus il y a de pompiers et de lances, plus les dégâts sont importants. Conclusion (trompeuse) : les dégâts résultent de l’intervention des pompiers. Chacun voit évidemment sur ce cas que le raisonnement est biaisé parce que la principale variable qui explique à la fois l’ampleur des dommages et celle de l’intervention est : la gravité du sinistre ! Pourquoi alors ne pas penser que la meilleure situation de l’emploi GLOBAL dans un pays, liée à un meilleur « mix » de politiques publiques, de partage de l’emploi entre les générations, de structures de production et de stratégies d’acteurs, expliquerait à la fois la meilleure situation d’emploi des 15-24 et des 55-59, sans faire de l’activité des « pompiers » (les vieux et leur retraite) l’explication des « dommages » (le chômage des jeunes) ?

Mais bien d’autres raisons militent pour le rejet sans appel des arguments « comparatistes » de Patrick Artus.

D’abord, ces comparaisons, comme par hasard, oublient de signaler qu’un faible taux d’emploi des jeunes (proportion des 15-24 ans qui occupent un emploi, quel qu’il soit) peut aussi signifier que beaucoup de ces jeunes suivent des études sans avoir besoin de les payer via un petit boulot. Le taux d’emploi des jeunes ne nous dit pas grand-chose sur leur taux de chômage (proportion de chômeurs parmi les ACTIFS DE 15 À 24 ANS) ! C’est ce dernier taux qu’il faut faire baisser, pour les jeunes comme pour les autres.

Certes nous devons faire beaucoup pour réduire le chômage des jeunes, mais, dans nombre de pays où le taux d’emploi des jeunes est élevé, les jeunes qui poursuivent des études sont contraints, plus souvent qu’en France, d’avoir un petit boulot sans lien avec leurs études. C’est le cas d’environ deux tiers des étudiants en Grande-Bretagne et en Allemagne contre un tiers en France ! Cette situation est bonne pour les taux d’emploi, pas pour les jeunes ni pour leurs études.

Ces comparaisons à la va-vite oublient bien d’autres choses qui comptent. Par exemple : 1) les taux d’emploi ne font aucune différence entre les emplois à temps plein et les emplois à temps partiel. Ils favorisent donc les pays (cas extrême : les Pays-Bas) où le temps partiel est le plus répandu. Avec un taux d’emploi en « équivalent temps plein », tous âges confondus, la France est pratiquement au niveau de la moyenne européenne. 2) la durée annuelle moyenne de travail en France est de 1555 heures contre 1432 en Allemagne, soit près de 10 % de plus chez nous. Cela veut dire en gros qu’en 40 ans, un Français travaille autant (en moyenne) que son homologue allemand en 43 ans et demi.

Rien ne tient la route dans ces arguments. Même en restant dans le cadre économique classique « croissanciste », le fait de repousser l’âge de la retraite n’a aucune influence démontrable sur la croissance ni sur le chômage des jeunes. C’est juste une croyance magique qui en arrange plus d’un, mais certainement pas les jeunes, les chômeurs, les femmes au foyer qui souhaiteraient prendre un emploi ou les femmes à temps partiel qui souhaiteraient travailler plus, quand il y a autour de cinq millions de personnes au chômage ou en sous-emploi. C’est encore une variante du « travailler plus », dont on mesure aujourd’hui les résultats mirifiques.

Tenez, voici un autre raisonnement fallacieux. Presque tous les pays ont reculé l’âge de la retraite. Or, partout, la croissance a nettement fléchi en tendance depuis quinze ans ! Devrais-je en déduire une loi : « la croissance se porte mieux quand on part plus tôt à la retraite », vu qu’elle se portait mieux à l’époque où l’on travaillait moins longtemps ? Non, évidemment. Les explications du fléchissement de la croissance (à mon sens inéluctable et qui va se poursuivre) sont ailleurs. Je me suis déjà expliqué sur ce point.

Ainsi, ce qui est vrai à court terme (reculer l’âge de départ est très mauvais pour les jeunes et pour les chômeurs) comme le montre Guillaume Duval a de fortes chances d’être également vrai à long terme, en tout cas tant que le chômage reste élevé et qu’existe un fort « rationnement » des emplois disponibles.

(Je remercie Christiane Marty, Pierre Concialdi et Nicole Gadrey pour leurs remarques sur une version antérieure de ce billet)

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