A lire dans Les Echos:
Quand Michael Porter veut réinventer le capitalisme
Les entreprises ont perdu leur légitimité. Elles prospèrent désormais aux dépens de la société qui les entoure et les a vu naître. Ce n'est pas moi qui l'affirme, mais le plus célèbre des penseurs de la stratégie d'entreprise, Michael Porter. Il vient de publier dans la prestigieuse « Harvard Business Review » un article qui fera date (1) et qui fait déjà beaucoup jaser dans les cercles économiques. Selon lui, il faut d'urgence réconcilier l'entreprise avec la société, si l'on veut sauver le capitalisme. Aller plus loin que la « responsabilité sociale d'entreprise », démarche devenue classique dans toutes les grandes multinationales, et reconsidérer l'objectif stratégique de l'entreprise : ce n'est plus de créer de la valeur pour l'actionnaire, mais pour la société tout entière. En se posant finalement quatre questions : Ce que je fais va-t-il accroître le bien-être des consommateurs ? Prend-il en compte la raréfaction des ressources naturelles ? Est-il bénéfique à mes fournisseurs ? Améliore-t-il le sort de la communauté à laquelle appartiennent mes sites de production et de vente ?
Tout cela a un petit air de déjà-vu, mais Porter l'articule dans un nouveau concept, la valeur partagée (« shared value »). Son idée centrale est qu'en plaçant au coeur de son action les préoccupations sociales et environnementales, l'entreprise en retirera des bénéfices sonnants et trébuchants. Autrement dit, ce qui est bon pour la société est bon pour l'entreprise. Il ne s'agit plus ici de soutenir des actions humanitaires ou sociales pour améliorer son image et se donner bonne conscience, mais d'en faire l'axe principal de son développement, moteur d'innovations nouvelles et d'amélioration de la productivité.
Apôtre de la compétition et théoricien du positionnement des entreprises (« Les Echos » du 20 février 2008), Michael Porter élargit d'un coup le champ de vision de l'entreprise, au besoin en écornant des convictions bien établies (y compris par lui-même) sur les bienfaits de l'externalisation et de la délocalisation des activités. Pour lui, les entreprises restent prisonnières d'une conception étroite de la création de valeur qui « optimise la performance financière de court terme en passant à côté des besoins les plus importants des consommateurs et en ignorant ce qui influe largement sur la viabilité à long terme de ces entreprises ».
Déconsidéré aux yeux de l'opinion, et pas seulement en France, le monde de l'entreprise doit oeuvrer à réconcilier progrès économique et progrès social, mis à mal par des décennies de restructurations, de délocalisations et de pression actionnariale qui ont détruit le lien entre l'entreprise et sa communauté d'origine.
Précisons que Michael Porter n'est pas un dangereux gauchiste, mais le plus réputé des professeurs de Harvard qui conseille les PDG des plus grandes sociétés mondiales ainsi que de nombreux dirigeants politiques. D'ailleurs, son idée n'est pas de corseter les industriels par de nouvelles régulations et taxes, mais de les convaincre que leur intérêt de long terme suit ce chemin. Il estime notamment que la conséquence des comportements actuels est la banalisation des produits par la compétition sur les prix, une faible innovation, une croissance réduite et la disparition des avantages comparatifs. A l'inverse, une communauté prospère génère de la demande, développe des infrastructures critiques et crée un environnement favorable aux affaires. Que faire alors ? Michael Porter propose trois directions d'actions : les produits, la chaîne de la valeur et l'action locale.
Réviser produits et marchés
Dans les pays avancés, cette révision est déjà largement en cours sous la pression des consommateurs qui ne demandent pas forcément plus, mais mieux, que ce soit dans l'alimentation ou l'environnement. Porter cite les cas d'Intel, d'IBM et de General Electric qui ont déployé leurs efforts en direction des économies d'énergie et su, dans le cas de GE, créer en quelques années une activité considérable (18 milliards de dollars en 2009). C'est justement cette capacité à créer des marchés et à y gagner de l'argent qui rend les entreprises plus efficaces que les associations ou les gouvernements, y compris pour améliorer le sort des individus et des communautés. Dans les pays les moins avancés, le marché est celui de la « base de la pyramide », théorisé par le professeur américano-indien C.K. Prahalad. Le développement de la téléphonie mobile en Afrique est le cas classique de la rencontre entre un marché considérable (1 milliard de clients) et l'amélioration spectaculaire de l'économie locale de ces pays.
Revoir la chaîne de la valeur
Cela concerne notamment la logistique et les transports. Cette chaîne a été bouleversée par la mondialisation et la concurrence du coût du travail. On récolte des noix de cajou en Afrique, que l'on traite en Asie. Les transports incessants coûtent de plus en plus chers, sont source de délais et de coûts supplémentaires (stockage, management). Selon Porter, Wal-Mart aurait ainsi économisé 200 millions de dollars en 2009 en revoyant son packaging et en réduisant les trajets de ses camions. En matière d'approvisionnement, l'auteur cite l'exemple de Nespresso qui a investi dans l'aide aux planteurs locaux de café en installant des usines sur place et en leur fournissant apport technique et formation pour augmenter le rendement de leur exploitation et la qualité du café. Il ne s'agit pas de commerce équitable, mais d'investissement local profitant à la fois au fournisseur et au client.
Quant à la productivité des employés, le vénérable professeur de Harvard ose affirmer qu'investir dans son personnel, sa santé, son bien-être et sa formation a un effet mesurable sur la productivité qui compense bien des délocalisations à l'autre bout du monde...
Créer des écosystèmes locaux
Il rassemble dans un même lieu fournisseurs, écoles, universités, infrastructures. On rejoint ici une autre marotte de l'Américain, qui a popularisé la notion de « cluster » comme la célèbre Silicon Valley, dont l'avatar français (et colbertiste) s'appelle « pôle de compétitivité ». Une idée progressivement abandonnée par les dirigeants, regrette Porter, qui milite pour des espaces ouverts et transparents qui ne refusent pas la concurrence, comme c'est le cas en Caroline du Nord dans le « Research Triangle » près de Raleigh. Le fabricant d'engrais Yara a de son côté investi au Mozambique et en Tanzanie pour développer des routes et des ports afin de favoriser l'activité de ses clients fermiers. Des ensembles qui ne peuvent s'établir qu'en collaboration avec le politique et la concurrence.
Ce cercle vertueux de l'entreprise, qui développe sa communauté qui en retour consomme ses produits, à la manière de la révolution fordienne du début du XX e siècle, peut-il s'enclencher ou n'est-il qu'un feu de paille qui s'éteindra à la moindre reprise de l'emploi aux Etats-Unis ? Il y a probablement des deux. S'il est certain que même Michael Porter ne transformera pas des loups en agneaux (Nestlé, Wal-Mart ou GE étant plutôt du côté des loups), les entreprises confrontées à la stagnation de leurs marchés domestiques, à la nécessité de répondre au défi des pays émergents et à la raréfaction des ressources naturelles doivent élargir leur champ de vision et retrouver l'ambition du long terme. Tout simplement parce qu'elles y ont intérêt.
pescande@lesechos.frblogs.lesechos.fr/escande(1) « The Big Idea : Creating Shared Value », Michael Porter et Mark Kramer, « Harvard Business Review », janvier-février 2011.
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