Article disponible sur le site Métis par Claude Emmanuel Triomphe.
Michel Lemaire, ancien Directeur Asie-Pacifique chez Nexans, aujourd'hui consultant international revient sur l'expérience chinoise de Nexans, fabricant de câbles pour l'aéronautique, le maritime, les transports et le nucléaire.
Lorsque Nexans décide de s'implanter en Chine en 1998, s'agissait-il de délocaliser la production ?
En général, les Occidentaux avaient deux stratégies vis-à-vis de la Chine à l'époque. D'une part celles de délocalisations pures et simples pour fabriquer et vendre moins cher. De l'autre, celle qui vise à pénétrer le marché local en fournissant aux clients chinois des produits totalement nouveaux, ou tenus de respecter des standards internationaux de qualité et de sécurité. Avant tout des produits impossibles à trouver chez des fournisseurs locaux manquant d'expérience que de références internationales.
Lorsque j'ai commencé en 1998, aucun groupe étranger ne pouvait contrôler à 100% une entreprise en Chine ; il fallait forcément passer par des joint-ventures. Plutôt que d'attaquer le segment des produits de base déjà développés par les Chinois, nous voulions investir sur des niches de marché porteuses d'innovation et de développement. Selon nous, la délocalisation pure était un leurre. Car les Chinois ne jouent pas avec les mêmes règles. Le seul élément réellement moins cher, c'est le coût de la main d'œuvre.
Le recours à une main d'œuvre « low cost » n'est-il pas l'élément décisif ?
Pas forcément, car le reste - immobilier, énergie, matières premières - les étrangers le paient plus cher que les locaux ! Concernant l'immobilier, nous ne pouvions acheter, mais seulement acquitter un droit d'usage à long terme. Un Chinois et un étranger ne paient pas le même prix. De même, les Chinois se procurent l'énergie via les autorités locales et le système bancaire chinois, à des conditions inconnues. Enfin, le gouvernement achète des stocks massifs de matières premières, qu'il revend à des prix qu'il est seul à maîtriser et qu'il décline selon que les acheteurs sont locaux ou non ! Bref, aller en Chine pour y fabriquer moins cher, c'est un leurre et un certain nombre d'industriels, y compris du textile, en reviennent ! Car en matière de dumping social, nous serons toujours perdants.
Nous payons d'autant plus cher que nous sommes tenus d'appliquer nos propres règles, comme par exemple dans le domaine des assurances, qui renchérissent encore le coût. Quand nous avons installé notre usine dans le grand port de Tianjin, nous avons dû la bâtir aux normes anti-sismiques pour être assurés ! Notre partenaire chinois nous a pris pour des fous, car bon nombre d'autres sociétés récemment installées ne l'avaient pas fait. Mais nous n'avions pas le choix.
Quelles ont été vos pratiques en matière sociale ?
Dans notre créneau, où les Chinois ne pouvaient pas produire ou n'étaient pas homologués, l'enjeu résidait dans les transferts de technologies et de savoir-faire. Et c'est là que nous avons pris le parti d'investir dans les ressources humaines - meilleurs salaires, formation - afin de retenir les salariés. En la matière nos concurrents chinois ne savent pas faire. Nous analysions les situations familiales de chacun car, en l'absence de couverture sociale, ce qui compte pour les salariés, c'est la possibilité de prendre en charge leurs parents - un devoir en Chine - et l'éducation de leurs enfants, sans parler d'une couverture maladie ou retraite. Notre difficulté n'était pas de trouver des gens de qualité - deux universités, dont l'une à Xi'an, forment de très bons ingénieurs et techniciens - mais bien de les garder ! Et pour cela, il fallait développer une politique salariale, éducative et sociale. Enfin, en matière de santé et de sécurité, nos procédés sont risqués. Le test des câbles peut provoquer de graves électrocutions. Nous avons fait le choix d'introduire dans nos usines chinoises les standards européens et internationaux.
Nexans a annoncé la suppression de plus de 300 emplois, notamment à Fumay (Meuse) et à Chauny (Picardie). Comment se présente l'avenir de l'industrie occidentale ?
Les usines européennes du groupe Nexans - 35 aujourd'hui - ont été restructurées entre les années 90 et 2000 et très peu d'entre elles sont aujourd'hui menacées. Elles tiennent grâce à de gros contrats européens de longue durée. Nos usines incluent R&D et recherche appliquée, ce qui les rend très compétitives.
L'industrie occidentale a un avenir, à condition qu'elle soit implantée en Chine, en Inde, en Russie, au Brésil, et avec des entreprises à 100% dans ces pays ! Nous faisons en sorte que nos filiales étrangères, notamment chinoises, leur paient des royalties. Du temps des joint-ventures c'était très difficile, mais depuis que la Chine est entrée à l'OMC c'est possible et légal ! Est-ce durable ? Oui, sauf à envisager le fait qu'un jour la Chine ne se replie sur elle-même, nationalise toutes les filiales étrangères. Mais ceci pourrait lui poser de très gros problèmes, car elle aussi dépend beaucoup des exportations.
Votre stratégie est-elle durable ?
Les Chinois progressent à toute allure. Ils sont en train de se faire homologuer. Ils commencent à avoir accès aux appels d'offres internationaux. Mais, ils ont encore peu misé sur le social et les RH. Prenons l'exemple du plus gros équipementier de téléphone chinois, Huawei, qui dépasse déjà Alcatel ou Motorola et qui devrait très vite atteindre le niveau de Nokia.
La loi chinoise sur les contrats de travail (votée il y a deux ans - lire l'article de Aiqing Zheng) a eu pour effet de requalifier les CDD continus pendant plus de 3 ans en CDI et ce à une époque où la quasi-totalité des contrats de travail dans le pays étaient des CDD, renouvelables chaque année. Lorsque la loi est entrée en vigueur, Huawei, l'un des premiers fournisseurs mondiaux de réseaux pour les télécoms, a licencié d'un seul coup des dizaines de milliers employés pour les réembaucher le lendemain, afin de ne pas avoir à appliquer la loi ! Le management chinois n'a pas encore vraiment compris l'intérêt et les moyens de fidéliser son personnel, notamment dans les zones côtières où se produit le boom économique.
A l'époque de la préparation de cette loi, nous avons d'ailleurs été consultés à titre informel par les autorités et appuyé leur souhait de faire progresser le droit du travail. A contre-courant des chambres de commerce européennes et américaines dominées par les "délocalisateurs", qui en protestant contre ces lois jugées trop protectrices ont fait une grave erreur !
Quels problèmes sociaux avez-vous rencontré en arrivant en Chine et comment y avez-vous fait face ?
Lorsque nous nous sommes établis à Tianjin en 1998, nous devions faire affaire avec un partenaire chinois, une entreprise d'Etat agonisante. Le débat a porté sur le nombre de personnes à reprendre. Nous avions calculé, selon nos standards, que nous pouvions faire tourner l'usine avec 150 personnes environ. Ils nous ont asséné qu'à moins de 400 personnes ça n'allait pas passer. Or, pour nous, employer des gens qui allaient être en partie désœuvrés portait gravement atteinte à leur motivation. Finalement, nous nous sommes mis d'accord sur un chiffre de 200 personnes.
Quelques mois plus tard, je reviens à Tianjin et le représentant de la municipalité me dit qu'il comptait sur une reprise de 400 personnes, et qu'on risquait de provoquer un problème politique et donc un blocage. Nous nous lançons alors dans une discussion sur les mesures possibles : préretraites, indemnités d'attente pour certains, mesures d'aide à la création d'entreprises, etc. La municipalité trouvent l'idée bonne. Je me suis retrouvé en leur compagnie et celle des dirigeants locaux pour l'expliquer face à 200 salariés que nous ne pouvions pas reprendre. Nous leur avons expliqué pourquoi, mais aussi ce que nous pouvions faire en termes de mesures alternatives. Et ça c'est vraiment très bien passé. La municipalité nous a alors aidé à mettre tout cela en œuvre, y compris en détachant trois- quatre personnes absolument remarquables.
L'existence d'un syndicat officiel empêche-t-il le dialogue social ?
Sur ce point soyons clairs : les syndicats sont toujours sous le contrôle du parti communiste local. Parfois le patron d'une usine est, en tant que membre du parti, le patron du syndicat. Une partie de la négociation pour s'installer c'est l'acceptation du syndicat, en contrepartie de quoi nous ne sommes pas embêtés ! Il y a des syndicats non officiels, perçus et donc traités comme des dissidents... Nous avons développé des politiques de dialogue social direct : nous réunissons le personnel régulièrement en assemblées générales, ce qui est tout à fait possible dans nos usines somme toute de taille encore modeste (100 à 300 personnes). Ces AG sont tenues par les managers locaux qui en sont très satisfaits.
J'étais le patron des équipes chinoises, mais c'est eux qui dirigeaient. Je viens de rencontrer le patron d'un fournisseur de faisceaux de câbles électriques et lui ai demandé comment il réussissait à « gommer « le désavantage de coûts logistiques. Il m'a répondu que son avantage compétitif était la qualité de sa main-d'œuvre : c'est la première fois que j'entendais cela en Chine ! Parmi les réformes introduites par Deng au début des années 80, il y eut un vaste mouvement de transfert de la propriété de beaucoup d'entreprises publiques vers « les salariés ». Dans la plupart des cas, cela s'est déroulé comme plus tard en Russie : des oligarques ont mis la main sur l'essentiel des actions avec des complicités actives au niveau local (provinces, municipalités, banques, Parti).
Sauf que dans ce cas précis, le dirigeant en question les a distribuées aux 2000 employés ; il est le plus gros actionnaire avec 1,86 % des actions ! La constitution du Conseil d'Administration fut épique : comme il est exclu d'avoir recours a l'élection - principe tabou en Chine - il a désigné des « leaders » dans les principales catégories socio professionnelles de son entreprise, qui ne savaient pas quel rôle jouer et qui furent très critiqués par leur « base ». Avec le temps le système s'est rôdé et le résultat fait l'objet chaque année d'âpres discussions sur le partage entre investissements, dividendes et réserves. Ce dirigeant attribue donc la performance de sa société a ce qu'il a appelle « la propriété collective des moyens de production ». Il est le seul vrai marxiste que j'ai rencontré en Chine ! Le gouvernement fait désormais de la propagande sur son expérience pour « encourager » les dirigeants à aller dans cette direction. Il a donné des interviews sur son mode de management. Mais il est très désabusé. Selon lui, il est bien tard pour inverser le courant.
Avez-vous connu des conflits collectifs ou individuels ?
Nous sommes allés deux fois devant les nouveaux tribunaux du travail. La première, c'était pour un commercial dont nous avions découvert qu'il avait créé des sociétés-écrans pour y détourner une partie des revenus de l'entreprise. Nous l'avons viré du jour au lendemain. Mais il a porté l'affaire en justice, et tout en reconnaissant sa faute nous a critiqué pour ne pas avoir respecté les procédures, ni versé un petit quelque chose. La deuxième fois, c'était pour une personne en absences répétées et injustifiées. Nous l'avions mise en garde plusieurs reprises mais les justificatifs ne venaient jamais. Là nous avons respecté la procédure et le tribunal s'est borné à le reconnaître sans aller au fond. Mon impression est que ces nouveaux tribunaux (un juge unique instruit, requiert et décide) sont très portés sur le respect des procédures et peu sur le fond. C'est un progrès, même si on est encore loin des prud'hommes, mais ce qui est important c'est qu'il y ait des règles, que les personnes puissent saisir des juridictions !
Quant à l'administration du travail, je sais par nos managers locaux qu'elle vient régulièrement mais qu'elle se comporte de manière très soumises aux industriels, qui usent de bien des voies pour l'amadouer.....
Croyez-vous au calme chinois, notamment en matière sociale ?
La crise a coïncidé avec le Nouvel An chinois. Des millions de gens bloqués dans les gares ont appris du jour au lendemain que ce n'était pas la peine de revenir après leur congés. Le mécontentement était très fort et les dirigeants ont eu peur. Mais ils ont vite proposé trois choses. Des incitations au retour à la terre puisque une très grande partie de ces ouvriers étaient des paysans qui avaient migré vers les côtes - et que la Chine perd des terres agricoles. Il s'agit d'augmenter la production d'autant que le pays est de moins en moins auto suffisant. Des cycles de formation pour ceux qui refusaient de revenir à la terre et qui, majoritairement originaires des provinces de l'intérieur aspirent à rejoindre les côtes. On leur a promis un apprentissage pour des métiers de demain, et donc un éventuel retour vers les provinces côtières. Enfin, le gouvernement a lancé un plan de soutien à l'économie via de nombreux travaux d'infrastructures : autoroutes, ports, expo universelle de Shanghai.
Toutes ces propositions avaient à la clé, une menace: s'ils refusaient ces mesures on allait s'occuper d'eux... à la chinoise ! Après les émeutes du début, le calme est revenu. Il semble donc que les dirigeants aient réglé le problème, au moins temporairement.
La Chine est rentrée très vite dans le capitalisme sauvage et peine à en sortir. Bien des choses peuvent expliquer la lenteur avec laquelle la « modernisation » des rapports sociaux progresse dans le pays. Reste a savoir si cela constituera un jour un frein a sa croissance.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire