A lire dans L’Express:
Dans un livre qui paraît ces jours-ci, l'économiste Karine Berger lance un coup de gueule contre les prophètes de malheur. Elle défend ses thèses face à son confrère Christian Saint-Etienne, beaucoup plus sceptique sur le modèle tricolore.
Karine Berger, vous dénoncez, avec Valérie Rabault, le pessimisme ambiant et l'emprise des déclinologues sur les esprits. Pourquoi une telle charge ?
Karine Berger : Avec ma coauteure, nous avons relu les ouvrages parus en économie ces vingt dernières années. Aucun d'entre eux, ou presque, ne défendait le modèle français. La vague décliniste lancée dans les années 1990 - avec des livres comme L'Horreur économique, de Viviane Forrester, ou, versant libéral, le sommet du genre, La France qui tombe, de Nicolas Baverez - a tout emporté. Notre idée était de sortir de ce consensus que rien ne vient étayer. Nous pensons, nous, que les problèmes de la France découlent des choix de politique économique faits depuis vingt ans, qui ont justement abouti à la casse du modèle français. Nous croyons aussi qu'il est possible de retrouver une croissance forte, partagée par tous, à condition de renouer avec l'esprit de ce modèle.
Christian Saint-Etienne : J'ai du mal à partager votre optimisme. Notre pays traverse aujourd'hui une crise profonde. Nous ne sommes plus capables de produire de manière compétitive. Nous avons perdu, en dix ans, un quart de nos parts de marché en Europe et même un tiers au niveau mondial. Notre situation relève quasiment de la survie. Pour ma part, j'anticipe une crise majeure des finances publiques d'ici à deux ans, d'ampleur comparable à celle qui a mis à bas l'Ancien Régime en 1789. Il faut tout de même rappeler que nous avons un déficit structurel de 6 points de PIB, et que rien n'est proposé, que ce soit par la gauche ou par la droite, pour régler ce problème fondamental. Par ailleurs, si je suis d'accord avec le diagnostic de l'abandon du modèle français, je pense qu'il faut en expliciter les causes. Contrairement à Karine, je ne crois pas qu'il s'agisse d'un choix délibéré de nos dirigeants. C'est plutôt la conséquence de choix en matière de politique européenne.
Qu'est-ce à dire ?
C. S-E. : Il faut se souvenir de ce qu'il s'est passé à l'époque. Le début des an-nées 1990 est le dernier moment où nous disposions d'un système productif à peu près efficace, avec des performances proches de celles de l'Allemagne. En 1992, les Alle- mands nous ont proposé une monnaie unique à cinq, avec le Benelux. Ce fut une erreur historique de refuser, car cela aurait pu être l'amorce des Etats-Unis d'Europe. Puis ils nous ont proposé de réévaluer le mark par rapport au franc et de dévaluer la lire italienne. C'était une manière de faire de la France le pivot du système, tout en lui donnant une certaine marge de manoeuvre en termes de compétitivité. Et, là encore, on refuse ! Ce choix a été influencé par un certain nombre de hauts fonctionnaires autour de Jean-Claude Trichet [NDLR : alors directeur du Trésor, aujourd'hui président de la Banque centrale européenne], qui sont entrés dans un délire de flagellation nationale, en disant : il faut prouver coûte que coûte que nous pouvons être aussi bons que les Allemands et il n'y a donc pas de raison de dévaluer. Ils en ont fait une question morale et idéologique, alors que c'était simplement un enjeu stratégique. Car nous n'étions pas vraiment en compétition avec l'Allemagne, nous l'étions plutôt avec l'Italie du Nord et l'Espagne du Nord. Comme ces pays ont alors dévalué massivement, la France a décroché. C'est la première vague de désindustrialisation massive, avec 900 000 emplois perdus en 1992 et 1993. Et cela a continué. Quant au modèle dont vous vous revendiquez, sa disparition n'est que la conséquence de la manière dont on a conçu l'Europe à ce moment-là, une Europe dont le principe moteur est la concurrence fiscale et sociale. Or cette concurrence déconstruit de facto le système français, qui suppose une certaine autonomie sur ces plans.
K. B. : Je ne crois pas que l'on puisse accuser l'Europe de tous nos maux. Je crois plutôt que l'on accuse la construction européenne pour éviter d'avoir à reconnaître que l'on s'est sabordé tout seuls ! Pourquoi l'Europe serait-elle subitement devenue un handicap pour la France, à partir des années 1990, alors qu'elle avait toujours représenté un atout jusque-là ? On a intégré un discours de perte de compétitivité vis-à-vis des autres uniquement sur des critères de coût, alors que ce n'est pas la manière dont la croissance française se construit. Nous avons abandonné notre capacité de créer de la croissance, en pensant que c'était mieux ailleurs. Est-ce la faute de l'euro si nous avons renoncé à la fonction d'Etat-stratège ? Si nous avons cessé de développer les partenariats public-privé, qui, historiquement, sont à l'origine de grandes ruptures d'innovation, comme le TGV ou Airbus ? Enfin, et c'est sans doute le plus scandaleux, est-ce la faute de l'Europe si nous avons renoncé au volet égalité de notre modèle ? Jusqu'au milieu des an-nées 1990, toute personne née ou arrivant sur le sol français -et il y en a eu un certain nombre - avait la possibilité, par l'éducation, la cohésion sociale, les services publics, de bénéficier d'un peu de la richesse du pays. On peut presque parler, ici, de trahison des élites : une partie des gens qui dirigeaient ce pays n'a absolument rien fait pour empêcher ce délitement.
Pour quelles raisons ?
K. B. : La vérité, à mon sens, c'est que nos dirigeants, à ce moment-là, ont privilégié la rente sur le risque. Au début des années 1990, la France ne choisit pas la jeune génération qui arrive sur le marché du travail, mais plutôt les personnes âgées, qui détiennent le patrimoine. La conséquence, c'est la désindustrialisation. C'est donc un choix politique intergénérationnel qui est à l'origine de cette cassure. Le plus choquant ? Ceux qui ont fait ce choix sont ceux-là mêmes qui, pendant trente ans, ont bénéficié du plein-emploi.
C. S-E. : Je vous rejoins sur ce point. Une étude récente de l'Insee démontre que la richesse produite depuis dix ans est partie en quasi-totalité aux retraités et à leurs dépenses de santé. Jamais, depuis 1945, les jeunes n'ont été si mal traités dans notre pays. C'est une des raisons pour lesquelles je pense que l'on risque à un moment donné l'explosion sociale. J'oserais même dire que notre société est prise dans ce que j'appellerais un processus de "ben-alisation".
K. B. : Je crois que nous n'en sommes absolument pas là. La France demeure la cinquième puissance économique mondiale : si aucun choix n'est fait pendant trente ans, elle restera malgré tout parmi les sept premiers. La vraie question est de savoir si nous allons demeurer parmi les leaders ou nous endormir doucement. Dire qu'il n'y a pas d'autre solution que le clivage politique violent, révolutionnaire, c'est dire qu'il n'y a plus rien à faire. Je pense que l'on peut changer les choses, à condition d'agir dans les cinq prochaines années.
C. S-E. : Je ne dis pas le contraire ! Mais l'échéance de 2012 sera cruciale : si on loupe ce quinquennat, il n'y aura plus, ensuite, de recours.
Quelles réformes mettre en oeuvre en priorité?
K. B. : Je crois qu'il y a trois choses indispensables à faire pour relancer la machine. La première, c'est d'élaborer un vaste plan d'investissement public, de 90 milliards d'euros sur trois ans, avec une sélection très stricte des secteurs dans lesquels on veut mettre de l'argent. Nous en proposons trois : le transport, l'énergie et la santé. Deuxième élément : endiguer le vieillissement de la population. Pour ce faire, une certaine dynamique d'immigration est nécessaire, mais de manière assumée. Il faut donner l'impression que la France est capable d'accueillir aussi bien des jeunes venant d'Algérie que des ingénieurs indiens ou des commerciaux russes. Dernier point : remettre le système d'ascension sociale en marche, via un effort massif portant sur l'éducation. La France est le seul pays de l'OCDE où le salaire des professeurs débutants a augmenté moins vite que le PIB au cours des vingt dernières années. C'est ce mépris du système éducatif qu'il faut impérativement inverser.
C. S-E. : Je suis, là encore, en désaccord, pour une raison simple : ce que vous proposez est beaucoup trop timoré ! Personnellement, je serais partisan d'un plan de 60 milliards par an pendant quinze ans, financé pour un tiers par l'Etat. Première priorité : mettre en oeuvre une véritable politique d'aménagement du territoire. Il faut revaloriser les régions en leur donnant le leadership sur le plan économique, pour mailler le territoire en termes de PME et réindustrialiser ainsi le pays. Il faut aussi, effectivement, remettre en place un Etat-stratège. Il faut, enfin, une immigration choisie, c'est-à-dire comprenant une certaine dose de sélection. C'est un travail de reconstruction du système productif et républicain qui est aujourd'hui devenu indispensable.
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