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mercredi 21 septembre 2011

Echapper au "métro, boulot, tombeau"

A lire dans Le Monde:

L'émergence du néolibéralisme s'est accompagnée d'un processus d'invisibilisation du travail. Au cours des années 1980 et 1990, le travail a perdu son rôle de symbole de la question sociale, le chômage et l'exclusion l'ont remplacé. La question des conditions de travail a été délaissée par les partis politiques et les syndicats au profit de celle de l'emploi. La manière dont le passage aux 35 heures a été négocié par la gauche plurielle aussi bien que le discours sur la valeur du travail à droite s'inscrivent de façon caricaturale dans ce mouvement.

Depuis quelques années, une dynamique inverse semble être enclenchée. Le mouvement contre le contrat première embauche (2006) a constitué une première étape. La précarité n'y était plus contestée du point de vue de ses effets sur l'emploi mais sur le travail lui-même. Dans un contexte de précarité accrue, il apparaissait crucial de contenir doublement les rapports de domination inscrits dans la relation de subordination salariale : en amont par le code du travail, et en aval par des collectifs de travail.

Reconquête politique

La seconde étape de cette nouvelle critique du travail a été le débat sur la souffrance au travail à la suite des séries de suicides chez Renault et France Télécom-Orange. On aurait pu craindre que la médiatisation de ces événements tragiques produisît des effets d'aveuglement plus qu'une véritable sortie du travail de l'invisibilité. Comment rendre compatibles les effets de sidération induits par de tels événements avec une discussion approfondie de la nouvelle question sociale du travail ? Comment passer de la mise en scène spectaculaire d'une série d'actes individuels à une mise en cause générale de la condition contemporaine du travail ?

Si la souffrance au travail affecte profondément un grand nombre de salariés, seuls certains d'entre eux voient leur santé sérieusement affectée, et parmi ces derniers, seule une minorité commet l'irréparable... Mais la préoccupation publique envers ces séries de suicides s'inscrivait bien dans la dynamique d'une prise de conscience progressive des effets structurels du néolibéralisme sur le travail. Ainsi, au-delà de la précarité et de ses conséquences délétères, c'était la manière dont la flexibilité et l'évaluation individualisée des salariés participaient d'un nouveau dispositif d'organisation du travail qui était mise en lumière.

Le mouvement social de septembre-octobre 2010 contre la "réforme" des retraites marque la troisième étape de cette prise de conscience. Des slogans comme "métro, boulot, tombeau", ou l'affirmation paradoxale selon laquelle un allongement de la durée de cotisation "nous priverait de la plus belle partie de la vie", indiquent que le travail est conçu aujourd'hui comme une expérience difficilement supportable et colonisant l'ensemble de l'existence, y compris après la journée de travail. Ils indiquent que les salariés s'attendent à toujours devoir en faire plus à l'avenir alors que bon nombre d'entre eux sont convaincus d'avoir déjà atteint leurs limites. Malgré cette apparente résignation face aux évolutions lourdes inscrites dans le modèle social néolibéral, les salariés expriment encore un fort attachement au travail (davantage que les salariés des autres pays européens selon les études statistiques) et par l'intermédiaire du mouvement contre les retraites, ils trouvent également l'occasion de protester contre leurs conditions de travail, et d'exiger ainsi une reconquête politique du travail.


Ouvrage : "Souffrances sociales" (La Découverte, 2008). Emmanuel Renault, philosophe (Le grand débat)

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