Les dernières révélations de Mediapart sur l’affaire Lagarde-Tapie n’ont pas reçu le même traitement dans la presse nationale : les différences de traitement de cette affaire révèlent des différences de lignes éditoriales, mais aussi surement de l’allégeance plus ou moins forte au pouvoir en place. Il était donc très intéressant de faire un tour de la presse afin d’y voir plus clair.
Depuis l’annonce du versement d’une somme d’argent considérable associée à un préjudice moral incroyable que beaucoup de victimes anonymes envieront, nous nous doutons bien que l’affaire Lagarde-Tapie sera tumultueuse. Dans ce contexte les nouvelles vont de mal en pis pour la nouvelle chef du FMI. Manque de chance, pourtant prévisible, après « l’échec » de DSK suite à la plainte pour viol portée contre lui, il a fallut que la France milite pour un(e) remplacent(e) français(e) qui avait pourtant déjà une affaire grave sur le dos. Christine Lagarde est en effet soupçonnée en juillet 2008 d’avoir favorisé l’usage d’un tribunal arbitral de juridiction privée menant à un versement très avantageux pour Bernard Tapie : suite à la décision du tribunal arbitral, ce dernier à reçu du CDR 285 millions d’euros d’indemnités plus des intérêts pour un montant total de 400 millions d’euros en règlement du litige qui l’opposait au Crédit Lyonnais sur l’affaire de la vente d’Adidas en 1993. En fait Tapie n’a touché « que » 304 millions d’euros à cause de diverses créances qu’il a fallu déduire. La décision de Madame Lagarde favorable à Bernard Tapie daterait de sa prise de fonction de Christine Lagarde en juin 2007. A cette époque elle devait trancher sur ce dossier et malgré l’opposition des sept magistrats du CJR elle a opté pour une solution favorable à Tapie. La décision fait de suite polémique, car le choix de l’arbitrage fait par Lagarde n’est pas habituel et que Bernard Tapie avait été un des soutiens de Nicolas Sarkozy durant sa campagne présidentielle (et après). Cette affaire résonne de nouveau comme celle du Fouquet’s. Du côté du ministre on évoque la longueur de l’affaire qui durait déjà depuis 12 ans et de la facture des avocats qui commençait à sérieusement grimper, il fallait donc en finir. Certes, mais pourquoi en finir au grand avantage de Bernard Tapie ? D’autant que si l’affaire trainait en longueur les chances de Tapie d’avoir raison devenaient de plus en plus faibles. Premier revers de fortune pour Lagarde : le 4 août la commission des requêtes avait donné un avis favorable à l’ouverture d’une enquête sur l’ancienne ministre. Mardi, une commission d’instruction a été saisie dans ce cadre afin de décider si elle doit être jugée pour « complicité de faux » et « complicité de détournement de fonds publics ».
Autant dire tout de suite que l’affaire n’est pas brillante pour l’ex-ministre et actuelle directrice du FMI. Si peu brillante, qu’en cas de condamnation, ce serait une nouvelle humiliation pour la France sur la scène internationale après l’affaire DSK toujours en cours. Pourtant, déjà lors du choix du nouveau président du FMI, il était clair que Madame Lagarde avait une épée de Damoclès au dessus de la tête avec un fil de plus en plus ténu… Finalement suivant l’évolution des résultats de l’enquête, l’affaire risque fort d’éclabousser directement Nicolas Sarkozy. Car si la décision a été prise des la prise de fonction de Christine Lagarde au ministère, c’est peut-être parce qu’on lui a demandé de régler cette affaire dans un sens qui arrangeait le pouvoir. On comprend mieux, sous cet éclairage, l’importance de cette affaire pour la France et pour la présidentielle de 2012. D’où l’intérêt de suivre la presse sur ce sujet.
Dans ce cadre, les mauvaises nouvelles se suivent et se ressemblent. La position de l’ex-ministre devient de plus en plus délicate au fur et à mesure des décisions de justice et des révélations de la presse. Dernière révélation en date : Mediapart dévoile les motivations qui ont conduit la CJR à ouvrir une enquête. La CJR parle d’implication « personnelle » de la ministre dans le dénouement en faveur de l’homme d’affaires, mais également de nombreuses « anomalies et irrégularité ». L’article de Mediapart est payant et donc de diffusion limitée à ses abonnés. En revanche, le reste de la presse se fait plus ou moins l’écho de cet article. Nous avons classé en trois catégories les journaux : ceux qui dévoilent les meilleurs morceaux de l’article, ceux qui atténuent la portée de l’article et ceux qui n’en parlent pas ou presque (article relégué en fond de journal).
Les journaux qui n’hésitent pas
Dans la liste des journaux qui n’hésitent pas à parler du contenu de l’article de Mediapart, nous avons :
L’express et L’expansion avec le titre « Affaire Tapie : un document accablant contre Christine Lagarde » et dans l’article est citée la CJR qui estime que l’ex-ministre s’est impliquée « personnellement » dans cette affaire entachée de « nombreuses anomalies et irrégularités ». Lagarde « parait avoir personnellement concouru aux faits, notamment en donnant des instructions de vote aux représentants de l’État dans le conseil d’administration de l’EPFR », Établissement Public de Financement et de Restructuration, « voire au président de cet établissement public en sa qualité de membre du conseil d’administration du CDR ». Le journal rappelle également la note du 1er août 2007 du directeur général de l’Agence des participations de l’État qui déconseillait Lagarde de poursuivre dans la voie d’un arbitrage privé qui « pourrait être considéré comme une forme de concession inconditionnelle et sans contrepartie faite à la partie adverse ». L’article rappelle également que le CJR avait indiqué que le choix des arbitres « n’apparait pas conforme aux pratiques habituelles » et souligne un résultat positif pour Tapie puisque le tribunal a satisfait « 80 % des demandes du camp Tapie pour le préjudice matériel et 90 % pour le préjudice moral » alors que dans le même temps les consultations d’avocats spécialisés laissaient entrevoir une annulation de la sentence.
Le journal Le Monde titre « Affaire Tapie : la CJR estime que Lagarde s’est impliquée « personnellement » ». Le contenu de l’article cite les mêmes passages que L’express et ajoute que selon Mediapart, les motivations de la CJR constituent un "document en tout point accablant pour Christine Lagarde".
Libération titre « Affaire Tapie-Lagarde: pourquoi la CJR a ouvert une enquête », l’article de source AFP relève un autre extrait des motivations du CJR : «Le processus qui a conduit (...) à la condamnation du CDR [Consortium de Réalisation, structure publique qui gérait le passif du Crédit Lyonnais, ndlr] au paiement de sommes élevées à la charge des finances publiques comporte de nombreuses anomalies et irrégularités» et reprend les principaux éléments des journaux ci-dessus.
Rue89 titre « Affaire Lagarde : "Une action concertée" au profit de Tapie » et l’article, moins complet que les précédents, ajoute des informations nouvelles et explosives : deux des trois arbitres étaient proches de Tapie sans que Bercy ne demande leur remplacement ! D'autre part, « Christine Lagarde ne s'est pas opposée à la décision des arbitres. Au contraire, puisque ‘sans attendre l'expiration du délai d'un mois’ dont elle disposait pour contester le verdict, elle a ‘demandé par écrit aux administrateurs représentant l'État [au CDR, ndlr) de s'exprimer en défaveur d'un recours en annulation’. ‘Ces faits, à les supposer démontrés, sont susceptibles de constituer à la charge de Mme Lagarde les délits de complicité de faux par simulation d'acte et de complicité de détournement de fonds publics […]. Le ministre parait avoir personnellement concouru aux faits […].’ »
Les Échos titrent « Enquête sur Lagarde : la CJR relève « anomalies » et « irrégularités » (article réservé aux abonnés) et reprend les informations de Mediapart : le CJR «estime que l'ex-ministre s'est impliquée « personnellement » dans un processus comportant « de nombreuses anomalies et irrégularités » … « La directrice générale du FMI se serait impliquée notamment « en donnant des instructions de vote aux représentants de l'État dans le conseil d'administration de l'EPFR [Établissement public de financement de restructuration, gérant le soutien financier de l'État au Consortium de Réalisations, NDLR], voire au président de cet établissement public » en sa qualité d'administrateur du CDR, selon le document.
Idem, pour La Tribune qui titre « Affaire Tapie : ça commence très mal pour Christine Lagarde » ne rentre pas dans les détails, mais souligne que « Christine Lagarde "parait avoir personnellement concouru aux faits". Elle aurait donné des "instructions de vote" »
Le journal La Croix titre « Christine Lagarde «personnellement» impliquée dans l'affaire Tapie, selon la CJR » mais ne détaille pas plus que cela l’information.
Les journaux très modérés
Le journal 20 minutes titre « Enquête sur Lagarde: La Cour de justice de la République relève anomalies et irrégularités, d'après Mediapart », le contenu relève les principaux éléments, mais ne donne pas de détail.
Le parisien titre un très sobre « L'enquête sur Christine Lagarde lancée officiellement » et le contenu de l’article est également sobre, car il ne mentionne absolument pas l’article de Mediapart ni les motivations de la CJR… Mais le journal publie un nouvel article « Affaire Tapie: la CJR pointe le rôle de Christine Lagarde » rappelle que les sommes versées seront à la charge des finances publiques (vous et moi, donc). Il rappelle rapidement les principaux éléments de l’article de Mediapart.
Les journaux qui n’en parlent pas ou très peu
Challenges titre « Affaire Tapie/Lagarde : l'enquête officiellement ouverte » et dans un article court qui ne parle pas de l’article de Mediapart ni des motivations du CJR, rappelle que des investigations sont en cours pour savoir si l'ex-ministre s'est rendue coupable de "complicité de faux" et "complicité de détournement de biens publics".
Le figaro publie une brève « Lagarde: l'enquête officiellement lancée » un article AFP de moins de 10 lignes qui n’évoque en rien les révélations de Mediapart.
Rien sur France Soir ni sur Le Point.
Conclusion
Le Point et Challenge n’ont pas forcément une fréquence de publication leur permettant de réagir vite, nous verrons s’ils en parleront plus tard. Un doute subsiste tout de même.
Le manquement de France Soir n’est pas compréhensible, car il sont abonnés à l’AFP et n’ont donc pas jugé nécessaire d’en parler malgré des « Unes » pas toujours importantes (Guérini, Belle/Blonde/désagréable, sport, …).
Le Figaro a choisi clairement de ne pas en parler par loyauté vis-à-vis du gouvernement, car s’il ne parle pas de ce sujet il fait sa « Une France » sur l’euthanasie, le docteur Bonnemaison, la canicule, le nouveau préfet de Marseille et les parents d’accueil… Bref, il y avait largement de la place pour cet article et il s’agit clairement d’un choix éditorial…
L’AFP finalement est la grande surprise, car si elle a inspiré ou été à l’origine de bon nombre d’articles ci-dessus, elle a produit un article sans complaisance pour Lagarde et le gouvernement. Et l’AFP récidive aujourd’hui avec un article sur Bayrou pas beaucoup plus agréable : « Dans cette incroyable affaire Tapie, il est un motif d'espérer, c'est la force d'une justice indépendante qui lève l'un après l'autre tous les obstacles mis sur sa route » puis plus loin autre citation de Bayrou : « La décision de la CJR est impressionnante par la précision de l'analyse et de la définition des manquements, des illégalités, des complicités qui ont permis, au sein même de l'État, la décision la plus scandaleuse des dernières décennies ».
Quant aux gagnants ils sont nombreux même si L’Express, Le Monde et Libération sortent du lot. C’est tout de même un bon point pour la liberté de la presse en France même si en août l’impact d’un tel article ne sera pas très grand…